Dans le cadre de l'opération :
"Les auteurs de SFFFH francophones ont du talent ",
je vous invite à découvrir un extrait de ma nouvelle "Le Bruit" parue dans l'anthologie Les contes de l'ombre, aux éditions Lune écarlate.
Séraphin était un vieux monsieur très ordinaire. Il habitait le quartier du marché bas depuis des années, et connaissait tous les habitants de l’immeuble par leur prénom, tout comme il connaissait celui de leurs enfants, et parfois même de leurs petits-enfants. Aussi, quand Lucile avait emménagé, il n’avait pas manqué de remarquer son arrivée. Pourtant, il ne s’était pas intéressé à sa présence, ni enquis de son identité. Il avait entendu le bruit des déménageurs, avait pesté contre les saletés laissées dans les parties communes, mais c’était tout. Depuis la mort de son épouse, un an plus tôt, Séraphin n’était plus le vieux monsieur affable d’antan. Désormais, il n’avait que faire de ses semblables. Marie s’était éteinte après de longs mois de lutte contre la maladie, et sa fin n’avait pas été paisible. Ni pour elle, ni pour lui. Tout au long des son agonie, Séraphin était resté à ses côtés, et il l’avait épaulé de son mieux, mais cette épreuve l’avait doucement déshumanisé. De jour en jour, il avait perdu confiance en tout ce dont il, croyait auparavant : Dieu, les hommes, la vie. Après l'enterrement de Marie, il avait même gardé le lit et refusé de sortir de chez lui pendant plusieurs semaines.
Marie avait été une femme courageuse et une épouse aimante. Ensemble, ils avaient affronté les douleurs de la guerre, les échecs de la vie, et finalement, la mort. Marie n’avait jamais été en mesure de lui donner un enfant. Elle avait pourtant vécu quatre grossesses, qui hélas avaient toutes connu la même fin prématurée et douloureuse. À cette époque là, on ne parlait pas de procréation assistée, et très peu d’adoption. Marie avait souffert toute sa vie de ne pas être mère. Alors quelle ironie de mourir à soixante-seize ans d’un cancer de l’utérus, quand cet organe vous a toujours refusé ce que vous espériez le plus au monde ! Dans les derniers mois de sa vie, elle ne reconnaissait plus du tout Séraphin. Il avait affreusement souffert de voir sa femme décliner ainsi, de plus en plus, jusqu’au dénouement final. Et le soulagement qu’il avait éprouvé pour elle, mais aussi pour lui, quand tout avait été terminé, avait immédiatement été suivi d’une odieuse culpabilité, qui l’habitait encore, des mois après sa disparition.
Depuis, Séraphin vivait seul. Il s’occupait de son intérieur, faisait les courses. Le matin, il allait chercher les journaux et le pain en centre ville, puis une grande partie de sa journée consistait à regarder la télévision. Sa vie était rythmée de petits rituels : il sortait tous les jours à neuf heures dix précises, il terminait son repas avant treize heures, afin de pouvoir desservir la table et ainsi s’installer dans son fauteuil pour écouter le journal télévisé… Il n’était pas heureux. Ni malheureux. Il avait survécu à son épouse, voilà tout. Le seul être vivant à qui il accordait encore un minimum d’attention était Grison, le vieux chat siamois qui partageait sa vie.
Les bruits commencèrent quelques mois après que sa nouvelle voisine ait élu domicile à côté de chez lui. Des grincements étouffés, aux accents métalliques. La première nuit, il était encore devant la télévision, à regarder d’un œil morne un reportage sur le Berry. Il s’était endormi pendant la seconde partie du téléfilm, et s’était réveillé en sursaut devant ce programme, contemplant sans intérêt des paysages campagnards. Depuis que sa femme l'avait quitté, il repoussait tous les soirs le plus longtemps possible le douloureux moment où il devrait aller se coucher, seul, dans leur lit. Séraphin avait baissé le volume du téléviseur, et tendu l’oreille. Le gémissement était ténu, à peine perceptible, mais récurrent. Une sorte de vibration, entrecoupée de craquements. Séraphin éteignit le poste, et tenta de se concentrer sur l'étrange son, pour en déterminer la source. Hélas l’ouïe de Séraphin n’était plus aussi fine qu’autrefois. Après quelques tours de salon infructueux, fatigué, il décida de partir se coucher.
Le lendemain, aucun bruit ne vint déranger sa soirée. Ni même le surlendemain. Ce n’est que six jours plus tard, quand Séraphin avait tout à fait oublié l’évènement, que le chuintement se fit à nouveau entendre. La soirée était, comme la dernière fois, très avancée, et Séraphin était déjà bien las. Cette fois le grincement lui paru plus sonore. Le bruit ressemblait à celui du métal frottant contre le bois, ou contre quelque chose de plus dur, comme du plastique épais, ou de la porcelaine. En tendant l’oreille au maximum, il lui semblait percevoir que le fer butait contre cette matière indéfinie, avant de s’y frotter à nouveau, lentement, longuement. Cette semaine-là, les bruits se répétèrent jour après jour, discrets, mais présents.
Séraphin, qui n’était pourtant pas le premier imbécile venu, se demanda s’il devait en parler au voisinage. Il tenta de s’enquérir discrètement de la chose auprès de ses voisins du dessus, un charmant couple de trentenaires, parents épuisés d’une adorable famille nombreuse. Personne dans la maisonnée n’avait jamais entendu le moindre bruit, à part le leur, qui était déjà suffisamment consistant. Le vieux monsieur qu’il était commença alors à douter de sa santé auditive, et se dit qu’il pouvait bien s’agir là d’acouphènes, à son âge, ce n’était pas si extraordinaire. Il prit rendez-vous chez son médecin de famille, qui lui prescrit une batterie d’examens, tous plus douloureux et désagréables. Il en résulta que l’ouïe de Séraphin avait sérieusement baissé avec le temps, mais que rien ne venait, en substance, la parasiter.
Les bruits étaient désormais quotidiens. Parfois, ils duraient une grande partie de la nuit, sans discontinuer. Séraphin était très préoccupé. Lui qui ne cherchait auparavant qu’à repousser l’heure du sommeil s’endormait désormais à toute heure du jour et de la nuit, épuisé, pour se réveiller quelques heures pus tard, en sueur, persuadé d’avoir entendu « le bruit ». « Le bruit » était devenu une véritable personne dans la vie de Séraphin, et avait brisé tous ses petits rituels si bien organisés. Même Grison avait disparu depuis plusieurs jours, probablement incommodé lui aussi par l’agitation nocturne de la maison. Séraphin ne mangeait plus qu’en fonction de son apparition, et ne se couchait plus que quand il cessait enfin… Sa vie entière tournait autour de cela.
Alors il décida enfin de s’en ouvrir à un vieil ami. Louis était veuf, comme Séraphin, et bien qu’ils se soient perdus de vue depuis le décès de leurs épouses respectives, les deux couples avaient autrefois été très proches. Séraphin l’invita un soir à manger, et lui conta ses malheurs. Lors de la discussion, le bruit se fit entendre, venant étayer ses dires. La conclusion de Louis face au phénomène ne se fit pas attendre : pour lui, il s’agissait sans aucun doute d’une manifestation de l’au-delà. Il entendait dans la vibration un bruissement de chaînes, dans le grincement un froissement de draps, et peut-être même, un chuchotement…
La suite de cette nouvelle est disponible dans le recueil « Les contes de l'ombre », aux éditions Lune Ecarlate :
http://lune-ecarlate.com/produit/contes-de-lombre/